1) Qu’est-ce qu’un livre illustré ?


Voici comment Pierre-André-Benoît (PAB), peintre, illustrateur, typographe, imprimeur et
éditeur d’art du XXème siècle définit le livre illustré :
« Un livre, voire dans certains cas un livre-objet, édité/créé à peu d’exemplaires, voire à
tirage unique, très souvent réalisé de manière artisanale et généralement diffusé hors des
circuits classiques de distribution, même souvent par l’auteur lui-même. ».
Nous ne saurions pas le définir plus exactement que cet éditeur d’art qui travailla avec Pablo
Picasso, Marcel Duchamp, Joan Miró, Jean Dubuffet et d’autres.
Bien que des livres illustrés soient imprimés depuis la fin du XVème siècle, dès l’invention de
la gravure, nous nous pencherons sur les œuvres de la fin du XIXème et du XXème siècle
auxquelles la définition ci-dessus fait référence, car elles ont pris à ce moment-là une
tournure particulière.
De fait, les années 1870 annoncent l’âge d’or des livres d’illustrateurs. Des éditions de luxe
se multiplient en marge des éditions tout public. Il est communément admis que les livres
illustrés prennent une direction nouvelle dès lors que des peintres célèbres sont appelés,
plutôt que les maîtres graveurs, à accompagner en images des récits ou des poèmes. Le
premier de la sorte est une édition de 1875 du poème d’Edgar Poe, Le Corbeau, traduit par
Stéphane Mallarmé et illustré par Edouard Manet. Composé de quatre grandes gravures
auxquelles s’ajoutent la tête de l’oiseau sur la couverture et sa silhouette sur l’ex-libris, les
productions du peintre prolongent l’imaginaire du poème pour former un nouvel objet d’art
à part entière.
A partir de la Seconde Guerre mondiale, les éditeurs d’art accordent encore plus de liberté
dans l’expérimentation artistique et c’est désormais souvent le texte qui se soumet aux
estampes plutôt que l’inverse.
Jazz, illustré et écrit par Henri Matisse est une œuvre majeure de ce genre d’ouvrage que
l’on peut nommer livre d’artiste. Sur la commande du célèbre éditeur Tériade, le peintre
travaille entre 1943 et 1947 à la création et la réalisation de 20 planches exécutées au
pochoir d’après les collages et sur les découpages de l’artiste. Mais pour que ces œuvres
constituent un livre, il fallut bien que des écrits soient produits pour faire face aux pochoirs.
Henri Matisse fournit donc seize petits textes à Tériade qui sont « des remarques, des notes
prises au cours de [son] existence de peintre ». Ainsi, le cœur de Jazz est le travail sur
l’agencement chromatique et les formes découpées, tout est fait pour mettre les estampes
en valeur, le texte est secondaire.
« La dimension exceptionnelle de l’écriture me semble obligatoire pour être en rapport
décoratif avec le caractère des planches de couleur. Ces pages ne servent donc que
d’accompagnement à mes couleurs comme des asters aident dans la composition d’un
bouquet de fleurs d’une plus grande importance.
LEUR ROLE EST DONC PUREMENT SPECTACULAIRE »


2) Des éditions multiples répondant à des goûts et des projets différents


Le livre de bibliophilie, genre très vaste, est traditionnellement l’objet d’un texte célèbre et
sa mise en page reste classique, comme par exemple Les Fables de La Fontaine, gravées par

Gustave Doré. Il peut en effet être enrichi d’illustrations qui apportent une plus-value à
l’objet livre. Il tient sa supériorité de la qualité du papier utilisé et de la rareté des
exemplaires.
On comprend alors que le livre d’artiste tient une place paradoxale dans le domaine du livre
illustré : à la fois il fait partie des livres de bibliophilie et en même temps il est plus que cela.
Une critique à propos de Jazz peu de temps après sa parution éclaire ce point de vue :
« Matisse a créé là un ensemble éminemment décoratif. Ne soyons pas surpris si cette belle
œuvre relève du tableau de chevalet plutôt que du livre et de la gravure. »
Jacques Guignard dans la « Chronique du beau livre » dans la revue Le Portique.
Le livre d’artiste est une expérimentation, le peintre utilise l’ouvrage littéraire comme un
support pour façonner une œuvre qui précède la demande du public. Le texte est une source
d’inspiration pour la création. L’image devient une composante autonome de l’ouvrage. De
plus, la typographie est travaillée et la mise en page originale, l’objet livre entre lui-même
dans le processus de réflexion et de création du peintre.
« la littérature s’intègre à l’objet d’art, devient objet elle-même, magnifiée concrètement
par l’impeccable typographie […] », estime Michel Melot, historien de l’art.
On peut également discerner des variations de qualité du papier, rareté et mise en page
dans l’édition d’une même œuvre illustrée. Avant la parution d’une l’édition courante,
constituée de reproductions et financièrement plus accessible, un tirage de tête peut être
imprimé. Ce dernier est caractérisé par un nombre d’exemplaires limités, justifiés par
l’artiste, et souvent enrichi d’une ou plusieurs estampes originales sur un papier parfois non-
coupé.
Pour certaines œuvres, il existe également des suites tirées à grande marge. Cela signifie
qu’avec la pierre, le cuivre ou le bois original, il est imprimé l’ensemble des estampes du
livre sur un papier plus grand, avec des marges. C’est le cas pour Sable mouvant, écrit par
Pierre Reverdy et illustré par Pablo Picasso, imprimé en 1939 : 80 suites sur papier à grandes
marges et 255 exemplaires du livre.
Elles peuvent alors être vendues de façon indépendante et sont propices à être encadrées.
Le texte n’a plus vraiment d’importance est c’est essentiellement aux productions du peintre
que l’on s’intéresse.
Cependant, il reste difficile de décrire un schéma éditorial strict pour les livres illustrés car il
y a quasiment des variations à l’impression de chaque œuvre qui dépendent de différents
facteurs : l’artiste, le texte, l’éditeur, l’imprimeur…


3) Le livre d’artiste : l’auteur et le peintre sur un pied d’égalité


Le livre illustré propose une réflexion intéressante sur la complémentarité des techniques
artistiques. Cette synergie permet d’ouvrir de plus larges horizons créatifs qui mènent à une
œuvre complète, intense et riche. L’art pictural se mêle à la littérature afin de créer un
imaginaire plus vaste encore que celui proposé par l’auteur. Joan Miró refusait le terme
d’illustrateur car il induit une prédominance du texte sur l’image, alors que c’est un travail
qui a pour objectif d’aboutir à un équivalent plastique de la littérature.

4) Le livre illustré, un travail collectif


Ce qui fait du livre illustré une œuvre si particulière, est également le fait qu’il relève non
seulement du domaine de l’art mais aussi de celui de l’artisanat. Plusieurs mains et plusieurs
âmes participent à la conception de ces ouvrages qui sont le résultat d’un travail collectif. On
peut saluer l’initiative des éditeurs d’art qui sont souvent à l’origine de ces projets en
proposant un texte à l’artiste puis en l’accompagnant dans la fabrication des maquettes.
Ambroise Vollard, célèbre éditeur de la première moitié du XXè siècle, travailla avec les plus
grands peintres de son temps comme Pablo Picasso, Pierre Bonnard, Georges Rouault et
notamment Marc Chagall. Ainsi Ida Chagall, la fille du peintre, raconte :
« Vollard parlait de travailler à La Bible. Il voyait ce livre en plusieurs volumes. De 1931 à
1939, mon père grava 105 planches pour La Bible. Le travail avait lieu chez Potin, un travail
immense car il y avait presque toujours de 10 à 12 états différents pour chaque sujet. Vollard
venait pendant toutes ces années presque tous les jours. Il était passionné par le travail, par
la recherche de papiers. Il encourageait continuellement l’artiste et on ne pensait plus aux
sommes modiques qu’il versait pour son travail. »
Ce travail colossal fourni pour la Bible évoque également l’indispensable savoir-faire des
maîtres graveurs. Ces artisans de l’ombre aident l’artiste avec les techniques de l’estampe
qui demandent une véritable expertise dans le choix des couleurs, des papiers et des
procédés chimiques.


5) Les livres illustrés : une place paradoxale sur le marché de l’art.


Les livres illustrés participent à une réflexion sur la place des œuvres dans la société et sur le
marché de l’art.
Les éditions de luxe s’adressent traditionnellement à une élite financière et intellectuelle
ayant une appétence pour les beaux objets. Au XXème siècle encore, acheter un tel livre est
une distinction socio-économique et une démarche d’amateur aisé ou de simples
passionnés.
En marge de cette pratique, nombre de ces livres, notamment issus de la collaboration entre
des artistes proches du mouvement surréaliste, se jouent de ces codes. Ils utilisent différents
matériaux dont certains sont peu nobles, comme le carton, impriment des éditions qu’ils
réalisent de façon artisanale à un tirage très réduit (10 à 40 exemplaires), sans avoir recours
à un atelier. Les livres sont alors distribués pour la plupart dans un circuit fermé, les artistes
partageant les œuvres au sein de leur cercle intellectuel. Ils renouvellent la vocation des
ouvrages illustrés : ils ne sont pas destinés à la vente et ne cherchent pas à séduire un
certain public par une somptueuse mise en page et une édition haute gamme. C’est avant
tout pour le plaisir de créer et de s’amuser des codes ancrés dans la société que ces livres
sont créés. L’éditeur PAB a notamment travaillé à la réalisation d’ouvrages minuscules en
collaboration avec de nombreux artistes comme Pablo Picasso, Joan Miró et Jean Hugo. Il
typographiait et imprimait lui-même ces livres originaux chez lui, à très peu d’exemplaires.
Le livre de peintre permet également à l’art contemporain du XXème siècle de retrouver un
ancrage dans la vie quotidienne. Pour ceux à qui les œuvres modernes parlent moins, car
elles brisent tous les codes établis, l’illustration d’un texte populaire permet un point de

connivence entre le public et le peintre. Finalement, un livre reste un objet classique qui
appartient à notre vie quotidienne.
Dans ces pièces d’art, les illustrations originales de peintres célèbres font l’objet d’une
fabrication artisanale qui reste néanmoins soumise au texte.
comme par exemple Au pied du Sinaï, de Georges Clémenceau, illustré par Henri Toulouse-
Lautrec en 1898.

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