Pablo Picasso
(1881-1973)
Incontestablement le plus célèbre des artistes espagnols du XXe siècle, Pablo Picasso naît le 25 octobre 1881 à Malaga. Il baigne dès l’enfance dans un milieu tourné vers les arts. Son père, don José, est professeur de dessin et conservateur du musée de la ville. Le jeune Picasso démontre très tôt une habileté exceptionnelle. Il reçoit une formation artistique académique à l’École des Beaux-Arts de Barcelone, la Llotja, puis à l’Académie royale des Beaux-Arts San Fernando de Madrid. Il effectue un premier séjour à Paris à l’automne 1900 à l’occasion de l’Exposition universelle avec son ami Casagemas. Le suicide de celui-ci l’année suivante affecte fortement Picasso. Sa peinture s’assombrit et se teinte d’une profonde mélancolie. C’est la période bleue. Il fait la connaissance du poète Max Jacob à l’occasion de l’exposition que lui consacre Ambroise Vollard dans sa galerie de la rue Laffitte. Picasso s’installe à Paris au Bateau-Lavoir à Montmartre en mai 1904. Il rencontre André Salmon, Guillaume Apollinaire. Ils fréquentent le cirque Medrano, Le Lapin Agile. Sa peinture se modifie. Il peint des Saltimbanques, des acrobates, et autres figures du cirque. Elle s’éclaircit. Les couleurs tendent vers des tons ocre-rose.
Pour les artistes de cette génération, les premières années du siècle sont une période d’émulation foisonnante. Picasso rencontre les américaines Gertrude Stein et son frère Léo fin 1905. Leur domicile parisien de la rue de Fleurus est un lieu de rencontres et d’échanges extrêmement important dans l’histoire de l’art d’avant-garde jusqu’à la première guerre-mondiale. C’est notamment chez les Stein que Pablo Picasso et Henri Matisse se rencontrent. Picasso exécute le Portrait de Gertrude Stein (Metropolitan Museum of Art, New York) en 1906 dans une veine primitiviste – le visage de l’américaine est réduit à un masque –, qui coïncide avec son séjour à Gosol durant l’été, sa découverte de l’art ibérique et la rétrospective Gauguin au Salon d’Automne. Les Demoiselles d’Avignon (MoMA, New York), entreprises peu après, sont la réponse de Picasso au Bonheur de vivre d’Henri Matisse (Fondation Barnes, Merion, Pennsylvanie) et le point de départ du cubisme après la rencontre à l’automne 1907 de Georges Braque, son « compagnon de cordée ». Le Salon d’Automne de cette année-là consacre une rétrospective à l’œuvre de Cézanne, mort l’année précédente, qui a un rôle essentiel dans l’élaboration du cubisme. Le cubisme est sans doute, avec le ready-made de Marcel Duchamp, la plus importante révolution de l’art du XXe siècle à l’heure des théories autour de la relativité et de la quatrième dimension. Il bouleverse totalement l’espace pictural et la représentation du réel. Pour Picasso, le cubisme n’est pas un moment d’expérimentation isolé dans son œuvre mais un langage acquis dont il va se servir tout au long de sa carrière selon des déclinaisons diverses.
Les Demoiselles d’Avignon, 1907, huile sur toile
© Succession Pablo Picasso, Paris, 2024 / Artists Rights Society (ARS), New York.
La guerre de 1914 interrompt cette effervescence créatrice. Au mois d’août, la galerie de Daniel-Henry Kahnweiler, défenseur du cubisme et marchand de Picasso depuis 1912, est mise sous séquestre. Georges Braque, André Derain, Guillaume Apollinaire, pour n’en citer que quelques-uns, sont mobilisés. De nationalité espagnole, Picasso n’est quant à lui pas réquisitionné. Pendant et après la guerre, il développe deux esthétiques : l’une dans la continuité du cubisme dont témoignent par exemple Les Trois musiciens, 1921 (Philadelphia Museum of Art, Philadelphie) ; l’autre dans une veine ingresque classicisante revisitée par une forme de primitivisme présente dans Les Trois femmes à la fontaine de la même année (MoMA, New York et Musée national Picasso-Paris). Ce retour au classicisme, caractéristique de l’époque, est également en partie alimentée par son séjour de plusieurs mois à Rome en 1917 avec la compagnie des Ballets russes de Serge de Diaghilev pour la réalisation des décors et des costumes de Parade. A dominante cubiste, associé aux dissonances de la musique d’Erik Satie, l’ensemble contraste avec l’esthétique classicisante et douce du rideau. Ses collaborations avec les Ballets russes sont nombreuses jusqu’en 1924 (Le Tricorne en 1919, Pulcinella en 1920, Cuadro Flamenco en 1921, L’Après-midi d’un faune en 1922 enfin Le Train Bleu en 1924) sans oublier Mercure dans le cadre quant à lui des Soirées de Paris du Comte Etienne de Beaumont. C’est aussi la période d’Olga Kokhlova, danseuse de la compagnie de Diaghilev, immortalisée dans le Portrait d’Olga dans un fauteuil de 1917 (Musée national Picasso-Paris). Ils se marient en 1918. Leur fils Paulo naît début février 1921. Maurice Raynal publie la première monographie sur Picasso (1921). L’été 1922 à Dinard, est marqué par un cycle de Baigneuses monumentales en mouvement.
Rideau de scène du ballet Parade,1917,Peinture à la colle sur toile ©Succession Picasso Paris, 2024/ Centre Pompidou, Paris.
Le langage de Picasso amorce un nouveau virage aux alentours de 1925, moment de tensions personnelles avec Olga mais aussi avènement du Surréalisme. André Breton publie son Manifeste en octobre 1924. La même année paraît le premier numéro de La Révolution surréaliste, organe d’expression et de diffusion des idées du groupe, qui reproduit régulièrement des œuvres de Picasso, notamment Les Demoiselles d’Avignon dans le numéro 4, 15 juillet 1925 – dont le couturier et collectionneur Jacques Doucet, conseillé par Breton, a fait l’acquisition l’année précédente. Il y a chez Picasso, une période « surréaliste » concomitante avec le mouvement sans que l’artiste en ait à proprement parler fait partie. Breton quant à lui érige l’œuvre de Picasso en modèle absolu : « le surréalisme, s’il tient à s’assigner une ligne de conduite, n’a qu’à en passer par où Picasso en a passé et en passera encore. »[1] L’artiste met en place à cette époque un nouveau vocabulaire plastique, marqué par l’expérience du dessin linéaire pour les décors du ballet Mercure – avec une ligne elliptique, souple, circulante –, ainsi qu’une iconographie subjective que l’on retrouve tout au long de son travail. La géométrie assez rigide et austère du cubisme fait place à des formes organiques que l’artiste disloque, démantèle, recompose. C’est un Picasso expressionniste. Les distorsions des corps, les couleurs vives cernées de noir concourent à créer des œuvres à l’expression parfois violente. Christian Zervos fonde la revue Cahiers d’Art en 1926. De cette année, date les premiers des quelques cent-cinquante « tableaux magiques »[2] créés par Picasso jusqu’en 1930. Le directeur des Cahiers d’Art entreprend le catalogue raisonné de l’œuvre peint et dessiné de Picasso dont le premier volume parait en 1932 (le dernier volume n°33 paraît en 1978). Picasso tombe sous le charme de la jeune Marie-Thérèse Walter en janvier 1927. Il passe l’été 1927 et le suivant à Dinard. Il peint une série de petites toiles sur le thème des baigneuses qui s’apparentent à des constructions de volumes en ronde-bosse ; elles sont monumentalisées dans les toiles de 1931 et dans les sculptures de Boisgeloup qui en sont le parfait prolongement, Femme assise dans un fauteuil rouge, 1932 (Musée national Picasso-Paris). C’est aussi au cours de cette période qu’apparaît dans son œuvre la figure du minotaure, sujet du grand collage de 1928 (Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/ CCI, Paris) double de l’artiste qui devient par la suite omniprésent. La même année, avec le sculpteur Julio González, qui l’initie à la sculpture en fer forgé, il exécute le Monument à Apollinaire, typologie de sculptures qualifiée par Kahnweiler de dessin dans l’espace.
Minotaure,1928, Fusain et papiers découpés, collés sur papier kraft marouflé sur toile © Succession Picasso, Paris, 2024/ Centre Pompidou, Paris.
L’acquisition du château de Boisgeloup, près de Gisors dans l’Eure, en juin 1930, où Picasso peut s’échapper avec Marie-Thérèse ouvrent un nouveau chapitre de l’œuvre peint, sculpté, gravé, dessiné entre 1931 et 1936. Dans l’un des bâtiments dont dispose la propriété Picasso aménage un atelier de sculpture, immortalisé par Brassaï dans une série de photographies publiée dans le premier numéro de la revue Minotaure fondée par Albert Skira et Tériade en 1933, arborant une couverture composée par Picasso à l’effigie de la figure mythologique. La période de Boisgeloup, est l’une des plus fécondes de l’œuvre en trois dimensions de Picasso. Les sculptures sont d’une grande variété technique, formelle et stylistique. Boisgeloup offre à Picasso toute une palette de nouveaux matériaux glanés dans le parc ainsi qu’une iconographie animalière inédite. Formellement cette époque de l’œuvre de Picasso, sous le signe de Marie-Thérèse, se distingue par un langage de courbes et d’arabesques ainsi dans Le Rêve de 1932 par exemple (collection particulière). L’artiste réalise également à partir de 1930 et jusqu’en 1936 la célèbre Suite Vollard, composée de cent gravures sur cuivre.
La seconde partie de la décennie est particulièrement difficile à plus d’un titre. « La pire [époque] de ma vie » confie-t-il à Douglas Duncan[3]. Picasso cesse de peindre pendant plusieurs mois. Il se consacre à l’écriture (en français et en espagnol). Ses poèmes sont révélés par le volume des Cahiers d’Art qui lui est dédié en février 1936. Du point de vue personnel Picasso se sépare de sa femme Olga qui continue de multiplier les scènes de jalousie. Marie-Thérèse Walter, donne naissance début septembre à leur fille Maya. A la fin de l’année ou au début de 1936, par l’intermédiaire de Paul Eluard, une nouvelle figure féminine Dora Maar, photographe proche des surréalistes, entre dans sa vie. Les deux femmes alternent alors dans son œuvre : la blonde Marie-Thérèse voluptueuse, toute en volumes et en arabesques alterne avec Dora à la chevelure de jais, traduite dans un langage géométrisé anguleux, plus agressif.
Au contexte de sa vie privée s’ajoute la situation historique, non moins perturbée avec la montée des nationalismes conduisant aux évènements tragiques en Espagne (la guerre civile débute le 18 juillet 1936) et dans d’autres pays d’Europe, puis à la seconde guerre mondiale. Début avril Picasso reçoit du gouvernement républicain espagnol la commande d’un grand tableau pour son pavillon à l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937, plus communément appelée l’Exposition universelle de 1937 (le pavillon républicain fait face au pavillon nationaliste). La réponse de Picasso est, nous le savons, Guernica (Museo de la Reina Sofia, Madrid) du nom de la ville basque espagnole détruite par les bombardements de l’aviation allemande et italienne le 26 avril 1937. Dora Maar photographie les différents états de l’élaboration de l’œuvre dans l’atelier de la rue des Grands-Augustins. Le pavillon républicain conçu par Luis Lacasa et Josep Sert, dans un style moderniste, présente également Le Faucheur de Joan Miró (disparu), La Montserrat de Julio González (Stedelijk Museum, Amsterdam), La Fontaine de Mercure d’Alexander Calder (Fondation Miró, Barcelone) et devant le pavillon quatre sculptures de Picasso transposées dans du ciment dont deux Tête de femme (Marie-Thérèse) ; La Femme au vase ; et une Baigneuse en bronze. Christian Zervos consacre le numéro 4-5 des Cahiers d’Art quasiment entièrement à Guernica.
La rétrospective Picasso, Picasso Forty Years of his Art, inaugurée au MoMA mi-novembre 1939, consacre définitivement sa réputation aux Etats-Unis. Elle marque de plus fortement les jeunes artistes américains. Picasso reste à Paris pendant la guerre, rue des Grands-Augustins. Ses œuvres reflètent sa sensibilité et ses inquiétudes. Les Natures mortes à la cafetière, Nature morte au crâne de taureau, 1942, hommage à son compatriote et ami Julio González qui vient de mourir (Nordrhein-Westfalen, Kunstsammlung), L’Aubade, mai 1942 (Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/ CCI, Paris), Le Charnier, février-été 1945 (MoMA, New York). En 1943, il fait la connaissance d’une jeune peintre Françoise Gilot. Picasso adhère au Parti communiste français le 4 octobre 1944. L’information est immédiatement relayée par le journal L’Humanité, qui lui consacre la une de son édition du 5 octobre, au moment de l’ouverture du Salon d’Automne, nommé le « Salon de la Libération ». Picasso y est à l’honneur avec une rétrospective de son travail durant la guerre (74 peintures et 5 sculptures). L’exposition rencontre un accueil hostile.
A l’été 1946, séjournant dans le midi avec Françoise Gilot, Picasso visite l’exposition des artisans céramistes de Vallauris. Il y fait la connaissance de Suzanne et Georges Ramié, propriétaires de la fabrique Madoura créée en 1938, qui souhaitent renouveler la production céramique. Hormis quelques essais cet été-là, Picasso investit véritablement ce nouveau médium à partir de l’été suivant. Il travaille une grande partie de l’automne en résidence au château Grimaldi – musée d’Antibes, invité par Romuald Dor de la Souchère, qui y est alors conservateur. Entre le 17 septembre et le 10 novembre l’artiste y peint une vingtaine d’œuvres autour de thèmes méditerranéens qui constitue le noyau de la collection du futur musée Picasso d’Antibes, parmi celles-ci La Joie de vivre, référence matissienne, et expression du bonheur de cette période – nommée période d’Antibes –, qui célèbre à la fois la paix revenue et ses retrouvailles avec la Méditerranée. Picasso confie à Dor de La Souchère « Chaque fois que j’arrive à Antibes ça me prend et me reprend, comme les poux ! Pourquoi ? A Antibes je suis repris par cette Antiquité »[4], peuplée de nymphes, de faunes et de centaures.
Faune dévoilant une femme,1936, Aquatinte originale au sucre et au verni sur papier vergé de Montval, fiiligrané
© Succession Picasso, Paris, 2024.
Claude naît le 15 mai 1947. Tous les trois passent l’été dans le Midi. En octobre Picasso commence à fréquenter l’atelier Madoura. Il se cantonne d’abord à la décoration de plats puis dès le début de 1948 avec l’aide du chef-tourneur Jules Agard, il donne libre cours à son inspiration de modeleur modifiant les formes qui sortent du tour pour faire d’une cruche, une femme, une chouette, un visage, etc. Au printemps, il s’installe avec Françoise et Claude, villa « La Galloise » à Vallauris, n’ayant pas épuisé toutes les possibilités qu’il pressent dans la création céramique. A l’automne, fin novembre, l’exposition Poteries de Picasso à la Maison de la Pensée Française révèle un Picasso inconnu avec environ cent cinquante céramiques. L’intérêt de l’artiste pour la céramique ne peut être séparé de la perspective d’un art plus accessible à tous, comme l’estampe d’ailleurs. Il participe aussi du courant général de l’art moderne qui se détourne du strict contexte des beaux-arts au profit d’autres traditions (arts archaïques, populaires, décoratifs, etc.) au contact desquelles il se revivifie. Au printemps ou à l’été 1949, Picasso acquière à Vallauris rue du Fournas un ancien entrepôt dans lequel il organise un atelier de peinture et un atelier de sculpture. A côté dans un pré, les potiers jettent toutes sortes d’objets et d’ustensiles. L’artiste s’y rend régulièrement en quête de merveilles alimentant sa sculpture, ainsi de La Chèvre, Petite fille sautant à la corde, La Guenon, La Femme à la poussette, etc. Du 20 au 23 avril 1949 se déroule à Paris, salle Pleyel, le Congrès mondial des partisans de la Paix. Aragon demande à Picasso une affiche pour représenter la manifestation. L’écrivain choisit une épreuve de la lithographie La Colombe (en réalité un pigeon). A cette occasion la colombe devient l’emblème universel de la paix. Au même moment, Françoise donne naissance à leur fille, prénommée en la circonstance Paloma.
Le Visage de la paix, 1951, texte de Paul Éluard, Ed. du Cercle d’Art, Paris © Succession Picasso, Paris, 2024.
Les années 1950-1960 sont un autre chapitre de l’œuvre de Picasso. L’après-guerre est dominé par l’émergence de l’expressionnisme abstrait à New York et de l’art informel en Europe. Résolument hostile à l’idée même d’un art abstrait, même si le cubisme l’a en partie alimenté, Picasso développe au contraire son œuvre dans deux directions aux antipodes. L’une, idéologique, est celle de l’art populaire, à travers la céramique qu’il continue de pratiquer avec engouement et une autre, très historique, est celle de la peinture institutionnalisée en se tournant vers quelques-uns de ses chefs-d’œuvre.
Fin 1954, il entreprend en effet un dialogue explicite avec la peinture du passé. Il exécute un premier cycle de variations, jusque début 1955, d’après Les Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix (Musée du Louvre, Paris). Il s’empare ensuite en 1957 des Ménines de Diego Velázquez (Musée du Prado, Madrid). Enfin, la plus féconde de ces séries de variations est celle d’après Le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet en 1959-1962 (Musée d’Orsay, Paris).
Il exécute aussi la série des « paysages d’intérieur » qui ont pour sujet l’atelier, autre double de l’artiste. Ils constituent une forme d’hommage à Henri Matisse dont la mort le 3 novembre 1954, l’affecte profondément. C’est l’époque de La Californie, où Picasso emménage avec Jacqueline Roque en juin 1955. Comme l’a si bien montré l’exposition de photographies de Jacqueline, Picasso intime, à la galerie de l’Institut à l’hiver 2021. La Californie est un formidable lieu de création et de convivialité où se retrouvent la famille, les enfants et les amis de longue date. Après Henri Matisse par François Campaux en 1946 et Georges Braque par André Bureau en 1950, Henri-Georges Clouzot filme Picasso au travail dans le studio de la Victorine à Nice. Le Mystère Picasso, reçoit le prix spécial du jury au festival de Cannes en 1956. Cette période est également très riche d’inventions en sculpture.
Entre début décembre 1957 et fin janvier 1958 il réalise des études en noir et en couleur pour La Chute d’Icare, décoration pour un mur du Foyer des Délégués du bâtiment de l’UNESCO à Paris. Comme souvent au cours de son évolution, il revient à la sculpture. Dans le dialogue régulier entre deux et trois dimensions qui caractérise l’ensemble de sa création, la sculpture représente une distance, un autre point de vue, un moyen de vérification et un enrichissement. En 1957 il réalise trois têtes composées de profils qui s’entrecroisent à 90° sur un axe vertical. Sculptures en carton ou en tôle, issues du travail sur les Têtes de Sylvette, qui lui permettent de réunir peinture et sculpture. Picasso confie à Pierre Daix : « Dans l’atelier de La Californie j’éclairais très fort ces têtes découpées, et alors j’essayais de les saisir par ma peinture. J’ai fait pareil avec Les Baigneurs. Je les ai d’abord peints puis je les ai sculptés et ensuite j’ai à nouveau peint dans une toile les sculptures. La peinture et la sculpture ont vraiment discuté ensemble »[5]. Ces nouvelles sculptures vont être un tremplin pour la peinture.
En 1958, Picasso achète le château de Vauvenargues près d’Aix-en-Provence, au pied de la montagne Sainte-Victoire, emblématique de la peinture de Cézanne. Le couple y séjourne par intervalles. Il y a une palette de Vauvenargues dans laquelle le vert contraste avec le jaune et le rouge éclatants. En 1959, deux toiles magistrales rendent hommage au cubisme : Femme nue sous un pin, 20 janvier 1959 (The Art Institute, Chicago) et Femme nue assise, 1959 (coll. pr.). Il y exprime la maîtrise classique et la maturité du style de la fin des années cinquante. A Vauvenargues, il commence en août 1959 Le Déjeuner sur l’herbe, dernière des grandes variations qu’il achève en juillet 1962 à Mougins. Le mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins où il s’installe avec Jacqueline en 1961 est l’ultime demeure-atelier de Picasso.
Les dix dernières années de l’œuvre de Picasso sont encore placées sous le signe de la peinture. Rembrandt est derrière la reprise du thème du peintre et son modèle en 1963, qui constitue une transition vers la toute dernière période de son œuvre, d’une fécondité exceptionnelle. Le maître hollandais irrigue également le motif alors omniprésent des mousquetaires dans une forme de synthèse avec la peinture du Siècle d’Or, de Velázquez et du Greco. Picasso note au revers de l’un de ses premiers mousquetaires, peint le 28 mars 1967, la formule sans équivoque : « Domenico Theotocopulos van Rijn da Silva » (Ludwig Museum, Budapest). Parallèlement aux mousquetaires et avec la même énergie prodigieuse, Picasso peint des nus, des couples, l’homme, la femme, quelques natures mortes. Stylistiquement, les œuvres de cette période se caractérisent par une exécution rapide et la concomitance de deux écritures picturales : l’une sténographique, elliptique ; l’autre plus matérielle avec des coulures, des empâtements. Nombreux sont les tableaux dans lesquels le blanc de la toile a un rôle égal à celui des couleurs. La couleur revient également en force dans les œuvres de cette époque avec des tons vifs et lumineux comme dans Le Vieil homme assis de 1971 (Musée national Picasso-Paris). Trois expositions importantes ponctuent la dernière décennie. Une grande rétrospective en 1966, voulue par André Malraux la plus complète possible, est organisée par Jean Leymarie dans les lieux du Grand Palais et du Petit Palais. Deux expositions au Palais des Papes à Avignon, l’une en 1970, conçue par Yvonne et Christian Zervos, l’autre en 1973, révèlent successivement ses œuvres récentes qui suscitent l’étonnement, sinon le scandale par la virulence de leurs couleurs et l’érotisme de leurs sujets. Picasso s’éteint le 8 avril 1973 au mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins. Il repose dans le parc du château de Vauvenargues.
Picasso graveur
L’œuvre gravé de Picasso est colossal. Expérimentateur passionné, la gravure est pour lui un formidable terrain d’explorations. Aucune technique ne lui est restée étrangère. Il a extirpé toutes les ressources de chacune des techniques de gravures qu’il a pratiquées. Pour chacune, il a expérimenté des procédés et des combinaisons en dehors des chemins balisés. Sa production se partage entre des gravures indépendantes et des gravures d’illustration, à une époque où le livre illustré est en plein essor. Hormis la gravure sur cuivre, à laquelle Picasso s’adonne avec constance tout au long de sa carrière, sa pratique de la gravure se développe par périodes qui correspondent à la prédominance d’une technique spécifique : la lithographie de 1919 à 1930, puis de 1945 à 1962, la linogravure de 1958 à 1963.
Après un premier essai, isolé, en 1899, El Zurdo, une eau-forte rehaussée à l’aquarelle, son activité en gravure débute véritablement avec Le Repas frugal, une eau-forte de 1904, dans le style des œuvres de la période bleue. Les estampes de cette époque sont éditées par Ambroise Vollard en 1913 dans l’album Les Saltimbanques. Picasso travaille ensuite exclusivement sur cuivre (eau-forte, pointe sèche) dans un langage dominé par le cubisme jusqu’en 1917. Il s’essaie aussi à la lithographie à partir de 1919 partageant sa production entre des sujets de nus s’approchant de l’antique et des portraits le plus souvent d’écrivains Paul Valéry, André Breton, etc., destinés à des frontispices. La gravure sur cuivre reprend le monopole dans le domaine de l’estampe en septembre 1930, lorsque Picasso entreprend l’illustration des Métamorphoses d’Ovide (32 eaux-fortes) commandée par Albert Skira et La Suite Vollard ; ensemble de cent compositions, commandé par le marchand-éditeur sur des sujets choisis par l’artiste, parmi lesquels une dizaine de minotaures et trois Portraits de Vollard (mars 1937) qui terminent la série. Son œuvre gravé est aussi une histoire de circonstances, notamment de rencontres. Celle de Fernand Mourlot en 1945 suscite une « frénésie lithographique » ; celle de l’imprimeur Arnera à Vallauris en 1958 donne lieu à une floraison de linogravures jusqu’à l’installation des frères Crommelynck, Aldo, Piero et Milan, à Mougins en 1963 à côté du mas Notre-Dame-de-Vie. La proximité de leur atelier engendre le retour de Picasso à la taille douce, technique qui domine son œuvre gravé au cours des dix dernières années de sa carrière d’une richesse exceptionnelle avec en particulier l’ensemble des 347 gravures, exécutées du 16 mars au 5 octobre 1968, ainsi que celui des 156 gravures qu’il conçoit entre janvier 1970 et mars 1972. Dans ces deux séries, Picasso revisite les grands thèmes qui ont façonné son Œuvre et explore toutes les possibilités de la gravure, multipliant les mariages de procédés avec une extraordinaire virtuosité. Quelques unités remarquables ressortent de son œuvre gravé parmi lesquelles : La Minotauromachie, eau-forte et grattoir, de 1935 chef-d’œuvre de complexité ; La Colombe de janvier 1949 qui est selon Mourlot « le maximum de ce que l’on peut obtenir avec l’encre lithographique employée en lavis »[6].
Le catalogue des livres illustrés de Picasso compte cent cinquante-six numéros. Parmi ceux-ci, il faut distinguer les ouvrages pour lesquels il a simplement fourni une ou deux estampes, le plus souvent pour le frontispice, ou pour la couverture ou au sein d’un ensemble d’œuvres d’autres artistes, et les livres illustrés proprement dits qui comptent un ensemble de planches en relation avec un texte spécifique et exécutées spécialement dans ce sens.
Hormis deux livres édités par Daniel-Henry Kahnweiler, en 1911 et 1914, que Picasso illustre dans le style cubiste – Saint Matorel de Max Jacob et Le Siège de Jérusalem du même auteur, c’est véritablement avec Les Métamorphoses d’Ovide, publiées par Albert Skira en 1931, que débute sa pratique du livre illustré. Il s’y adonne alors régulièrement, d’une façon croissante, jusqu’à la fin de sa carrière. La Célestine est son dernier livre, aux éditions de l’Atelier Crommelynck, en 1971. Les textes qui ont nourri l’inspiration de Picasso sont aussi bien anciens que contemporains. Il a illustré des auteurs classiques comme Aristophane, Ovide, Buffon, pour les plus connus, l’on peut aussi mentionner Fernando de Rojas, dont La Celestina (La Tragicomedia de Calisto y Melibea), est l’une des œuvres majeures de la littérature espagnole. Parmi ses contemporains, Picasso a accompagné des textes d’écrivains et poètes de son cercle amical tels que Pierre Reverdy, Paul Eluard, René Char, Aimé Césaire. Quant aux éditeurs de ses livres, les plus fréquents sont Daniel-Henry Kahnweiler et, après la seconde guerre, la galerie Louise Leiris, Ambroise Vollard, Pierre Antoine Benoit, Iliazd, Gustavo Gili à Barcelone (Ediciones de la Cometa) et l’Atelier Crommelynck. Parmi ses réalisations les plus remarquables : Les Métamorphoses d’Ovide illustrées d’eaux-fortes au trait pur dans un style classicisant, éditées par Albert Skira en 1931 – à mettre en perspective avec Poésies de Mallarmé illustrées d’eaux-fortes par Matisse, publiées en 1932 également par Skira –, et Le Chant des morts de Pierre Reverdy, seul livre de Picasso édité par Tériade en 1948. L’artiste a agrémenté les pages manuscrites de Reverdy d’ornements rouges à la manière des enluminures.
A cet ensemble s’ajoutent les livres dont Picasso a également écrit les textes. Ils découvrent une autre facette de l’artiste, inaugurée en 1935, celle d’écrivain-poète. Ses écrits sont publiés dans les Cahiers d’Art de Christian Zervos (n°7-10, 1935). Son premier livre « total » est en 1937 Sueño y mentira de Franco dans lequel, comme dans sa grande composition Guernica, il exprime son opposition aux agissements du général Franco. Viennent ensuite deux autres livres : Pablo Picasso, Poèmes et lithographies, Paris, galerie Louise Leiris éd., 1954 et Pablo Picasso, El Entierro del conde de Orgaz, Barcelone, Editions de la Cometa, 1969, écrit en 1957, auquel il donne le titre du tableau du Greco (Tolède, église Santo Tomé).
Nature morte sous la lampe, 1962, linogravure en cinq couleurs © Succession Picasso, Paris, 2024.
Anne Coron
Historienne de l’art (PhD)
[1] André Breton, Le Surréalisme et la peinture, Paris, N.R.F., 1928, rééd. Paris, Gallimard, 2002, p. 19.
[2] Formule de Christian Zervos, « Tableaux magiques de Picasso », Cahiers d’Art, n°3-10, 1938, p. 73-136.
[3] David Douglas Duncan, Les Picasso de Picasso, Genève, La Bibliothèque des arts, [1961] 1970, p. 110.
[4] Jean Louis Andral (dir.), Musée Picasso Antibes, Paris, Hazan, 2015, p. 51.
[5] Pierre Daix, Picasso créateur, Paris, Seuil, 1987, p. 342.
[6] Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 201