Longus. Daphnis et Chloé, illustré par Marc Chagall. 1961, Éd. Tériade, Paris
1) What is an illustrated book?
Voici comment Pierre-André-Benoît (PAB), peintre, illustrateur, typographe, imprimeur et éditeur d’art du XXème siècle définit le livre illustré :
« Un livre, voire dans certains cas un livre-objet, édité/créé à peu d’exemplaires, voire à tirage unique, très souvent réalisé de manière artisanale et généralement diffusé hors des circuits classiques de distribution, même souvent par l’auteur lui-même. ».
Nous ne saurions pas le définir plus exactement que cet éditeur d’art qui travailla avec Pablo Picasso, Marcel Duchamp, Joan Miró, Jean Dubuffet et d’autres.
Bien que des livres illustrés soient imprimés depuis la fin du XVème siècle, dès l’invention de la gravure, nous nous pencherons sur les œuvres de la fin du XIXème et du XXème siècle auxquelles la définition ci-dessus fait référence, car elles ont pris à ce moment-là une tournure particulière.
De fait, les années 1870 annoncent l’âge d’or des livres d’illustrateurs. Des éditions de luxe se multiplient en marge des éditions tout public. Il est communément admis que les livres illustrés prennent une direction nouvelle dès lors que des peintres célèbres sont appelés, plutôt que les maîtres graveurs, à accompagner en images des récits ou des poèmes. Le premier de la sorte est une édition de 1875 du poème d’Edgar Poe, Le Corbeau, traduit par Stéphane Mallarmé et illustré par Edouard Manet. Composé de quatre grandes gravures auxquelles s’ajoutent la tête de l’oiseau sur la couverture et sa silhouette sur l’ex-libris, les productions du peintre prolongent l’imaginaire du poème pour former un nouvel objet d’art à part entière.
A partir de la Seconde Guerre mondiale, les éditeurs d’art accordent encore plus de liberté dans l’expérimentation artistique et c’est désormais souvent le texte qui se soumet aux estampes plutôt que l’inverse.
Jazz, illustré et écrit par Henri Matisse est une œuvre majeure de ce genre d’ouvrage que l’on peut nommer livre d’artiste. Sur la commande du célèbre éditeur Tériade, le peintre travaille entre 1943 et 1947 à la création et la réalisation de 20 planches exécutées au pochoir d’après les collages et sur les découpages de l’artiste. Mais pour que ces œuvres constituent un livre, il fallut bien que des écrits soient produits pour faire face aux pochoirs. Henri Matisse fournit donc seize petits textes à Tériade qui sont « des remarques, des notes prises au cours de [son] existence de peintre ». Ainsi, le cœur de Jazz est le travail sur l’agencement chromatique et les formes découpées, tout est fait pour mettre les estampes en valeur, le texte est secondaire.
« La dimension exceptionnelle de l’écriture me semble obligatoire pour être en rapport décoratif avec le caractère des planches de couleur. Ces pages ne servent donc que d’accompagnement à mes couleurs comme des asters aident dans la composition d’un bouquet de fleurs d’une plus grande importance.
LEUR ROLE EST DONC PUREMENT SPECTACULAIRE »
2) Multiple editions for different tastes and projects
Le livre de bibliophilie, genre très vaste, est traditionnellement l’objet d’un texte célèbre et sa mise en page reste classique, comme par exemple Les Fables de La Fontaine, gravées par Gustave Doré. Il peut en effet être enrichi d’illustrations qui apportent une plus-value à l’objet livre. Il tient sa supériorité de la qualité du papier utilisé et de la rareté des exemplaires.
On comprend alors que le livre d’artiste tient une place paradoxale dans le domaine du livre illustré : à la fois il fait partie des livres de bibliophilie et en même temps il est plus que cela. Une critique à propos de Jazz peu de temps après sa parution éclaire ce point de vue :
« Matisse a créé là un ensemble éminemment décoratif. Ne soyons pas surpris si cette belle œuvre relève du tableau de chevalet plutôt que du livre et de la gravure. »
Jacques Guignard dans la « Chronique du beau livre » dans la revue Le Portique.
Le livre d’artiste est une expérimentation, le peintre utilise l’ouvrage littéraire comme un support pour façonner une œuvre qui précède la demande du public. Le texte est une source d’inspiration pour la création. L’image devient une composante autonome de l’ouvrage. De plus, la typographie est travaillée et la mise en page originale, l’objet livre entre lui-même dans le processus de réflexion et de création du peintre.
« la littérature s’intègre à l’objet d’art, devient objet elle-même, magnifiée concrètement par l’impeccable typographie […] », estime Michel Melot, historien de l’art.
On peut également discerner des variations de qualité du papier, rareté et mise en page dans l’édition d’une même œuvre illustrée. Avant la parution d’une l’édition courante, constituée de reproductions et financièrement plus accessible, un tirage de tête peut être imprimé. Ce dernier est caractérisé par un nombre d’exemplaires limités, justifiés par l’artiste, et souvent enrichi d’une ou plusieurs estampes originales sur un papier parfois non-coupé.
Pour certaines œuvres, il existe également des suites tirées à grande marge. Cela signifie qu’avec la pierre, le cuivre ou le bois original, il est imprimé l’ensemble des estampes du livre sur un papier plus grand, avec des marges. C’est le cas pour Sable mouvant, écrit par Pierre Reverdy et illustré par Pablo Picasso, imprimé en 1939 : 80 suites sur papier à grandes marges et 255 exemplaires du livre.
Elles peuvent alors être vendues de façon indépendante et sont propices à être encadrées. Le texte n’a plus vraiment d’importance est c’est essentiellement aux productions du peintre que l’on s’intéresse.
Cependant, il reste difficile de décrire un schéma éditorial strict pour les livres illustrés car il y a quasiment des variations à l’impression de chaque œuvre qui dépendent de différents facteurs : l’artiste, le texte, l’éditeur, l’imprimeur…
3) The artist's book: author and painter on an equal footing
Le livre illustré propose une réflexion intéressante sur la complémentarité des techniques artistiques. Cette synergie permet d’ouvrir de plus larges horizons créatifs qui mènent à une œuvre complète, intense et riche. L’art pictural se mêle à la littérature afin de créer un imaginaire plus vaste encore que celui proposé par l’auteur. Joan Miró refusait le terme d’illustrateur car il induit une prédominance du texte sur l’image, alors que c’est un travail qui a pour objectif d’aboutir à un équivalent plastique de la littérature.
4) The illustrated book, a collective effort
Ce qui fait du livre illustré une œuvre si particulière, est également le fait qu’il relève non seulement du domaine de l’art mais aussi de celui de l’artisanat. Plusieurs mains et plusieurs âmes participent à la conception de ces ouvrages qui sont le résultat d’un travail collectif. On peut saluer l’initiative des éditeurs d’art qui sont souvent à l’origine de ces projets en proposant un texte à l’artiste puis en l’accompagnant dans la fabrication des maquettes.
Ambroise Vollard, célèbre éditeur de la première moitié du XXè siècle, travailla avec les plus grands peintres de son temps comme Pablo Picasso, Pierre Bonnard, Georges Rouault et notamment Marc Chagall. Ainsi Ida Chagall, la fille du peintre, raconte :
« Vollard parlait de travailler à La Bible. Il voyait ce livre en plusieurs volumes. De 1931 à 1939, mon père grava 105 planches pour La Bible. Le travail avait lieu chez Potin, un travail immense car il y avait presque toujours de 10 à 12 états différents pour chaque sujet. Vollard venait pendant toutes ces années presque tous les jours. Il était passionné par le travail, par la recherche de papiers. Il encourageait continuellement l’artiste et on ne pensait plus aux sommes modiques qu’il versait pour son travail. »
Ce travail colossal fourni pour la Bible évoque également l’indispensable savoir-faire des maîtres graveurs. Ces artisans de l’ombre aident l’artiste avec les techniques de l’estampe qui demandent une véritable expertise dans le choix des couleurs, des papiers et des procédés chimiques.
5) Les livres illustrés : une place paradoxale sur le marché de l’art.
Les livres illustrés participent à une réflexion sur la place des œuvres dans la société et sur le marché de l’art.
Les éditions de luxe s’adressent traditionnellement à une élite financière et intellectuelle ayant une appétence pour les beaux objets. Au XXème siècle encore, acheter un tel livre est une distinction socio-économique et une démarche d’amateur aisé ou de simples passionnés.
En marge de cette pratique, nombre de ces livres, notamment issus de la collaboration entre des artistes proches du mouvement surréaliste, se jouent de ces codes. Ils utilisent différents matériaux dont certains sont peu nobles, comme le carton, impriment des éditions qu’ils réalisent de façon artisanale à un tirage très réduit (10 à 40 exemplaires), sans avoir recours à un atelier. Les livres sont alors distribués pour la plupart dans un circuit fermé, les artistes partageant les œuvres au sein de leur cercle intellectuel. Ils renouvellent la vocation des ouvrages illustrés : ils ne sont pas destinés à la vente et ne cherchent pas à séduire un certain public par une somptueuse mise en page et une édition haute gamme. C’est avant tout pour le plaisir de créer et de s’amuser des codes ancrés dans la société que ces livres sont créés. L’éditeur PAB a notamment travaillé à la réalisation d’ouvrages minuscules en collaboration avec de nombreux artistes comme Pablo Picasso, Joan Miró et Jean Hugo. Il typographiait et imprimait lui-même ces livres originaux chez lui, à très peu d’exemplaires.
Le livre de peintre permet également à l’art contemporain du XXème siècle de retrouver un ancrage dans la vie quotidienne. Pour ceux à qui les œuvres modernes parlent moins, car elles brisent tous les codes établis, l’illustration d’un texte populaire permet un point de connivence entre le public et le peintre. Finalement, un livre reste un objet classique qui appartient à notre vie quotidienne.
Dans ces pièces d’art, les illustrations originales de peintres célèbres font l’objet d’une fabrication artisanale qui reste néanmoins soumise au texte.comme par exemple Au pied du Sinaï, de Georges Clémenceau, illustré par Henri Toulouse-Lautrec en 1898.