JEAN LURÇAT
(1892-1966)
Originaire des Vosges, Jean Lurçat suit l’enseignement de Victor Prouvé à l’École Nancy créée en 1901 par Émile Gallé qui prône la rencontre de l’art et de l’industrie, de l’art et de la décoration. Il s’installe à Paris en 1912, en pleine effervescence du cubisme. Après un bref passage à l’École des Beaux-Arts, il entre à l’Académie Colarossi. De formation picturale, mais très marqué par les pratiques décoratives, Lurçat s’essaie rapidement à l’art de la tapisserie. Il fait exécuter ses premières tapisseries au point de canevas par sa mère en 1917 Filles vertes et Soirée dans Grenade. Après la guerre il voyage en Suisse en Allemagne et en Italie. Il expose à Zurich, Genève, Berne, Paris au Salon des Indépendants (2 tapisseries et 4 toiles). Lurçat s’installe à Paris avec sa future femme Marthe Hennebert. C’est elle qui exécute au petit point ses deux tapisseries Pêcheur et Piscine.
Au cours des années 1920 sa peinture est marquée par le cubisme et le surréalisme. Son œuvre prend des accents oniriques, principalement sa peinture de paysages empreinte de mélancolie et de solitude, ainsi de Paysage surréaliste de 1928 (collection privée) qui rappelle Arnold Böcklin. Au tout début de la décennie il fait la connaissance de Pierre Chareau, auteur de la célèbre maison de verre pour ses amis Jean et Annie Dalsace, avec lequel il collabore pour la création d’ensembles mobiliers de tapis et de papiers peints. Il crée sa première tapisserie pour Marie Cuttoli, Le Cirque, en 1922. Par ses commandes aux artistes de l’avant-garde Marie Cuttoli est, dans la sphère privée, la grande initiatrice du renouveau de la tapisserie en France. Georges Braque, Henri Matisse, Pablo Picasso se prêtent à l’exercice dans un contexte où les frontières entre les arts s’amenuisent. Tout au long du XXe siècle en effet, l’artiste diversifie son activité : il compose des cartons de tapisserie, de tapis, illustre des livres, conçoit des couvertures de livres et de revues, des décors et des costumes pour la scène (danse, théâtre), des tissus, il crée des céramiques, des bijoux, des vitraux, etc. Autrement dit, le décoratif est alors omniprésent dans la pratique des peintres.
Paysage surréaliste, 1939, Huile sur toile, 129 x 195 cm ©ADAGP, Paris, 2024.
Lurçat continue de voyager. Il se rend en Espagne, en Afrique du Nord, en Grèce, en Asie Mineure (actuelle Turquie). En 1924 il épouse Marthe Hennebert qui réalise ses canevas. Il signe un contrat – non exclusif – avec Etienne Bignou. Jeanne Bucher présente à plusieurs reprises son travail dans sa galerie rue du Cherche-Midi. Il participe au décor (tapis et peintures) du film de Marcel L’Herbier, Le Vertige, qui sort en 1926. L’année suivante il conçoit le décor, quatre tapisseries au petit point (28m2), du salon de la villa de la famille David David-Weill. Il exécute également L’Orage pour Georges Salles alors conservateur des musées nationaux (Centre Georges Pompidou, musée national d’Art moderne / CCI, Paris).
Il séjourne et travaille à New York à plusieurs reprises, 1928, 1933, 1934. En 1933 il y compose le décor et les costumes de Jardin public, ballet de Georges Balanchine sur une musique de Vladimir Dukelsky, occasion pour Lurçat de diversifier encore son implication dans la décoration. Il collabore de nouveau avec le chorégraphe l’année suivante pour le ballet Sérénade avec une musique de Piotr Ilytch Tchaïkovski. Pour la première fois en 1933, une tapisserie de Lurçat est tissée à Aubusson chez Madame Delarbre, d’après un carton peint commandé par Marie Cuttoli, Le Vent ou L’Orage. Lurçat voyage en Russie en 1934. Il participe aux activités de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Il s’engage auprès de Louis Aragon dans la Querelle du réalisme avec une peinture dans la ligne esthétique et politique du parti communiste français.
Verseau, 1959, Tapisserie, 63 x 51 cm ©ADAGP, Paris, 2024.
En 1936 il fait tisser sa première tapisserie, Les Illusions d’Icare, à la Manufacture nationale des Gobelins. La tapisserie est offerte par l’État à la Reine de Hollande. Lurçat fait à cette occasion la connaissance du lissier François Tabard. Issu d’une longue lignée de tapissiers, François Tabard dirige alors avec ses trois frères et sœurs l’atelier familial à Aubusson. Il est également actif à un niveau plus global comme président de la toute jeune chambre syndicale des fabricants de tapisserie et de la Chambre de Commerce de Guéret. A l’époque de sa rencontre avec Lurçat, Aubusson de tradition tapissière séculaire, établie Manufacture royale par Colbert au XVIIe siècle, a conscience de la nécessité de renouveler sa production par la recherche de nouveaux modèles.
Lurçat voyage en Espagne dans un pays aux prises avec le nationalisme. Sa peinture se teinte d’accents dramatiques dans lesquels résonnent les évènements historiques. La guerre d’Espagne, le massacre de Guernica relayé par le tableau de Pablo Picasso, la montée des nationalismes partout en Europe, la menace d’un désastre, tout cela hante la peinture de Lurçat. Il peint des paysages désolés, tragiques, en feu. Ce sont ses dernières peintures à l’huile lui préférant dès lors la gouache. En 1937 il participe aux décors de l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne.
L’année suivante Lurçat découvre à Angers la tenture de l’Apocalypse du XIVe siècle (Domaine national du château d’Angers). La tapisserie prend une place croissante dans sa pratique. Il s’approprie la technique de la tapisserie de lisse et entend renouer avec la simplicité des tapisseries médiévales. Il met au point le carton numéroté (les couleurs ne sont plus peintes mais numérotées) et opte pour une palette réduite. La tapisserie Moisson, tissée par l’atelier Tabard, inaugure cette nouvelle méthode. En 1939 avec Marcel Gromaire, et Pierre Dubreuil du ministère de l’Éducation nationale, il reçoit de Guillaume Janneau, directeur des Manufactures nationales de Beauvais et des Gobelins, la mission d’enrayer le déclin de l’art de la tapisserie. Ils s’installent à Aubusson à l’été 1939. Lurçat compose la grande tenture les Quatre saisons, thématique traditionnelle de la tapisserie. Lurçat crée un monde d’une grande poésie inspiré de l’imagerie médiévale, de Picasso et du surréalisme. Iconographiquement il développe un univers très proche de la nature, des éléments. Le soleil, les feuillages, les oiseaux, et tout un bestiaire sont omniprésents. Le coq occupe une place privilégiée parmi les motifs qui habitent son œuvre.
Le Chant du Monde de Jean Lurçat dans l’ancienne salle des malades de l’hôpital Saint-Jean
© Musées d’Angers, F. Baglin ; Fondation Lurçat / Adagp, Paris 2021
Au plein cœur de la guerre, au mois d’août 1941, il s’installe dans le Lot. Il participe aux combats de la résistance communiste avec Jean Cassou, René Huyghe, Tristan Tzara. En 1942, les tapisseries Liberté d’après le poème de Paul Éluard et Es La Verdad d’après celui de Guillaume Apollinaire sont tissées à Aubusson. Il adhère au Parti Communiste. A la Libération il fonde avec d’autres artistes l’Association des Peintres-Cartonniers de Tapisserie (APCT) dont il est nommé président. A l’été 1946 une grande exposition La Tapisserie française du Moyen Age à nos jours, est présentée au musée national d’Art moderne à Paris. Une salle entière est consacrée aux tapisseries de Jean Lurçat. Jean Cassou souligne dans le catalogue : « on peut et doit parler d’une renaissance de la tapisserie française. Cet évènement ranime toute l’histoire d’un art national, avec ses contrastes, ses intentions et significations opposées, ses contre-points, toute sa mouvante richesse. » L’exposition est ensuite présentée à Amsterdam, puis en 1947 à Bruxelles et à Londres. Jean Cassou organise dans les salles du musée national d’Art moderne une autre exposition sur la tapisserie au cours de l’été 1949 mettant en lumière le dynamisme des manufactures nationales dans le renouveau de la tapisserie après la guerre. Quatre années de tapisserie française. Manufactures nationales et Mobilier national.
A l’instar de nombreux autres artistes de l’art moderne sollicités par le Père Couturier dans le contexte du renouveau de l’art religieux, Lurçat participe à la décoration de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, située sur le plateau d’Assy. Il compose la tapisserie l’Apocalypse pour le chœur de l’église. Lurçat a également à son actif des livres illustrés. En 1949-1950 il illustre de lithographies en couleurs La Création du monde d’André Richaud ; Le Monde merveilleux des insectes de Jean-Henri Fabre ainsi qu’un florilège de vingt Fables de Jean de La Fontaine. L’illustration des Fables par Chagall paraît à peu de distance en 1952 éditée par Tériade. L’après-guerre est en effet une période extrêmement florissante en matière de livres illustrés.
Dans les années 1950 Lurçat donne de nombreuses conférences un peu partout dans le monde en Europe, aux Etats-Unis mais aussi en Amérique du Sud, en Chine. Tandis que Picasso est installé à Vallauris depuis 1948 et continue de se passionner pour les arts du feu, Jean Lurçat exécute ses premières céramiques à la poterie Sant-Vicens, fondée par Firmin Baudy, à Perpignan en 1951. D’autres artistes ayant contribué au mouvement de renaissance de la tapisserie française aux côtés de Lurçat, tels que Jean Picart Le Doux, Marc Saint-Saëns, fréquentent également l’atelier Sant-Vicens. En 1954, il compose une importante tapisserie Hommage aux morts de la Résistance et de la Déportation (4 x 12 m) destinée au musée d’Art moderne de la ville de Paris. En 1957 débute à Aubusson le tissage de la gigantesque tenture œuvre testament de Jean Lurçat, Le Chant du monde (municipalité d’Angers), composés de dix panneaux exécutés pour la majorité par l’atelier Tabard frères et sœurs. Ce vaste ensemble illustre sur quatre-vingts mètres de long les angoisses et les espérances de l’homme à l’époque contemporaine. Les quatre premières font référence à la guerre et à la menace de l’homme à l’ère atomique. La Grande Menace, l’Homme d’Hiroshima, le Grand Charnier, la Fin de Tout. Les six suivantes sont davantage porteuses d’espoir : L’Homme en gloire dans la paix, L’Eau et le Feu, Champagne, La Conquête de l’espace, Poésie, Ornamentos Sagrados. Autre réalisation d’envergure en 1959, il compose en collaboration avec le chef d’atelier Gumersind Gomila, une immense céramique pour la façade de la Maison de la radiotélévision de Strasbourg, sur le thème qui lui est cher des Quatre éléments. Lurçat se diversifie encore à la fin de sa vie. Il dessine en 1960 une série de bijoux pour Patek Philippe, réalisés par Gilbert Albert.
Une grande rétrospective célèbre l’œuvre de Lurçat en 1958 au musée national d’Art moderne. En 1961 est créé à Lausanne à l’initiative de Lurçat et de Pierre Pauli le Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM). Lurçat en est élu président.
Il s’éteint le 6 janvier 1966 à Saint-Paul-de-Vence.