Fernand Léger

(1881-1951)

 

 

 

Fernand Léger est l’une des grandes figures de l’art moderne de la première moitié du XXe siècle. Il a élaboré une œuvre très personnelle, immédiatement identifiable, ancrée dans son époque.

Sa famille le destine au métier d’architecte. En 1900 il quitte sa Normandie natale pour Paris. Il suit en élève libre les cours du peintre Jean-Léon Gérôme à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts puis ceux de son successeur Gabriel Ferrier. Il fréquente également l’Académie de la Grande Chaumière. Ses premières œuvres sont marquées par l’impressionnisme.

La découverte de l’œuvre de Cézanne, en particulier lors de la rétrospective que lui consacre le Salon d’Automne en 1907, est une révélation comme pour de nombreux autres artistes de sa génération, Henri Matisse, Pablo Picasso, Georges Braque notamment. « Cézanne, notre maître à tous, nous les modernes »[1]. Léger va alors suivre la leçon du maître d’Aix en décomposant le réel selon des formes géométriques mises en perspective. « Traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective »[2].

A la même époque il s’installe à La Ruche où il côtoie Blaise Cendrars, Robert Delaunay, Marc Chagall, Alexandre Archipenko. Il expose au Salon d’Automne de 1908 et de 1909. Dans l’atelier de Jacques Villon à Puteaux, Léger participe avec Albert Gleizes, Jean Metzinger, Raymond Duchamp-Villon aux réunions qui donnent naissance au groupe de Puteaux et à la Section d’or.

Hommage à Apollinaire, Chagall, 1913

Étude pour composition aux deux perroquets, 1939, encre de chine et crayon sur papier © ADAGP, Paris, 2024.

Son œuvre s’inscrit dans la tradition classique donnant le primat au dessin. Il insiste sur la dimension très pensée, construite de son travail, en effet très sensible. « Je ne sais pas improviser »[3] dit-il. Ses œuvres associent ce fonds classique avec les signes de la modernité. Léger entend créer un art en concordance avec son temps, un art en accord avec ce qu’il a de plus neuf et de plus moderne. « Une œuvre d’art doit être significative dans son époque, comme toute autre manifestation intellectuelle quelle qu’elle soit »[4]. Rappelons dans ce contexte la célèbre remarque de Marcel Duchamp alors qu’il visite le Salon de la locomotion aérienne en compagnie de Constantin Brancusi et de Léger : « C’est fini, la peinture. Qui ferait mieux qu’une hélice ? Dis, tu peux faire ça ?[5]» Pour autant, Léger lui reste peintre et s’il crée une œuvre en résonance avec son temps, contrairement aux futuristes, il ne fait pas l’apologie de la modernité. En 1912 dans Les Peintres cubistes, méditations esthétiques, Guillaume Apollinaire compte Léger parmi les peintres de l’orphisme, dérivé du cubisme accordant une place maîtresse à lumière créée par la couleur. La même année Daniel-Henry Kahnweiler, célèbre marchand de Pablo Picasso, Georges Braque, Juan Gris, lui offre sa première exposition personnelle, suivie l’année suivante d’un contrat d’exclusivité.

Dans la série des « Contrastes de formes » en 1913, le nouveau langage élaboré par Léger se veut l’équivalent du morcellement de la vision et du rythme syncopé qu’il observe partout. Au-delà de cet ensemble d’œuvres, le « principe des contrastes », leur intensité, innerve toute la création de Léger.

Fernand Léger fait partie de ces artistes qui ont pris la plume, comme Henri Matisse ou Wassily Kandinsky parmi ses contemporains. Deux années successives, en 1913 et 1914, il donne une conférence à l’académie Vassilieff : « Les Origines de la peinture contemporaine et sa valeur représentative » le 5 mai 1913 (publiée en deux parties dans Monjoie ! n°8, 29 mai 1913 et n°9-10, 14-29 juin 1913) et « Les Réalisations picturales actuelles » le 9 mai 1914 (publiée elle dans Les Soirée de Paris n°25, 15 juin 1914). Ces deux textes inaugurent toute une série d’écrits jusqu’à sa mort en 1955[6]. A l’instar de nombreux artistes, son départ pour le front en août 1914 constitue une rupture. Il met brutalement fin à une période d’effervescence créatrice exceptionnelle. Georges Braque, André Derain, Guillaume Apollinaire partent également. De nationalité allemande, Daniel-Henry Kahnweiler gagne la Suisse où il séjourne le temps du conflit. Sa galerie et son stock sont mis sous séquestre. Léger est mobilisé en 1914 dans les troupes du Génie. Il dessine énormément toujours en décomposant les formes en volumes géométriques simples (des soldats, des culasses de canons, etc). Victime d’une attaque au gaz, il est hospitalisé puis réformé en 1917. Durant sa convalescence il entreprend la grande composition au sujet cézannien, La Partie de cartes, datée de décembre 1917 (Otterlo, Kröller-Müller Museum) née de l’observation de ses condisciples. Les formes sont décomposées en volumes géométriques.

Les Amoureux en vert, Chagall, 1916-1917

Maquette pour Cirque,1950, crayon, gouache, encre de chine sur papier © ADAGP, Paris, 2024.

La guerre le marque profondément. Léger prend conscience de la domination de la civilisation par la machine. Durant plusieurs années son travail s’articule autour d’une iconographie mécanique. En 1918 et 1919 son œuvre est dominée par les thèmes des disques et de la ville. Il joue des contrastes de formes et de couleurs qui s’opposent et se répondent. Il crée des espaces fractionnés, discontinus qui suggèrent l’agitation de la vie moderne. Les disques rappellent dans un autre langage ceux de Robert Delaunay en 1912-1913 et au-delà ses recherches sur les formes circulaires. Les Delaunay cherchent à créer un art propre à incarner la vie moderne, reflet de la simultanéité du monde. Les Disques annoncent La Ville de 1919 (Philadelphia Museum of Art). Avec ses plans de couleurs vives, des lettres échappées d’affiches ou de panneaux, des balustrades, il traduit la modernité urbaine. Léger en donne des déclinaisons diverses : Les Hommes dans la ville, L’Échafaudage, Le Passage à niveau, etc. A travers les thèmes de la ville et de la machine l’artiste développe un « nouveau réalisme ». La figure humaine y occupe également une place privilégiée. Elle est désensualisée, traitée à l’égal des objets, soumise à une esthétique machiniste, reflet de l’anonymat de la civilisation/vie moderne, de sa dureté. C’est la figure-objet : « Pour moi, la figure humaine, le corps humain, n’ont pas plus d’importance que des clés ou des vélos […]. On doit considérer la figure humaine non comme une valeur sentimentale, mais uniquement comme une valeur plastique »[7]. La Lecture, 1924 (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne), est une œuvre majeure de cette période.

Léger signe en 1919 un contrat avec la galerie L’Effort moderne de Léonce Rosenberg, qui en février présente sa première exposition personnelle.

Bridée durant les années du conflit, l’activité artistique connait un dynamisme extraordinaire dans les années 1920, justement nommées « les années folles ». C’est une période très florissante. Esthétiquement, ces années sont le contrepoids de la période extrêmement innovante et expérimentale qui a précédé la guerre. Nombreux sont les artistes qui reviennent à une esthétique plus traditionnelle, classicisante, qui va contribuer à renouveler leur langage. Pensons à la période qualifiée d’ingresque de Pablo Picasso et à ses figures massives, ou aux odalisques d’Henri Matisse. Les figures de Léger, toutes en rondeur, ont dans la simplicité de leurs formes, quelque chose d’archaïsant. Dans les années 1920 ses natures mortes présentent des similitudes avec l’esthétique puriste (au-delà du cubisme) prônée par Amédée Ozenfant et Le Corbusier. Les Hélices de Léger exécutées en 1919 figurent en 1921 dans le n°4 de leur revue pluridisciplinaire L’Esprit Nouveau. Comme Léger, Le Corbusier, envisage sa création, l’architecture, en concordance avec son temps.

Au cours des années 1920, les artistes diversifient leur pratique. Ils s’intéressent de façon croissante à d’autres domaines que celui du tableau, comme l’illustration de livres, la peinture décorative, les décors et les costumes de ballets, la tapisserie, le vitrail, la céramique.

Léger réalise son premier livre illustré, J’ai tué. Prose de son ami Blaise Cendrars en 1918 (Paris, La Belle édition).  Il partage avec Cendrars une certaine fascination pour les éléments de la vie moderne. Il illustre du même auteur l’année suivante La Fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame (Paris, Éditions de la sirène, 1919). Il renouvèle l’expérience avec Lunes en papier d’André Malraux (Paris, galerie Simon, 1921).

C’est aussi à l’époque l’âge d’or des Ballets russes de Serge de Diaghilev et des Ballets suédois de Rolf de Maré. Les artistes y collaborent activement en concevant les décors et les costumes. Diaghilev s’attache Picasso pour huit ballets entre 1917 (Parade) et 1924 (Le Train bleu), André Derain (Boutique fantasque créé en 1919), Henri Matisse (Le Chant du Rossignol également en 1919). Léger collabore quant à lui avec les Ballets suédois en 1922. Il exécute les décors et les costumes de Skating Rink, ballet sur un poème-argument de Riciotto Canudo, une musique d’Arthur Honegger et une chorégraphie de Jean Börlin. L’année suivante, à l’heure où une imagerie africaine imprègne tous les secteurs de la création, il signe les décors et les costumes de La Création du monde, ballet sur un argument de Blaise Cendrars, une musique de Darius Milhaud et une chorégraphie Jean Börlin, créé le 25 octobre 1923 au théâtre des Champs-Elysées. Il se prête régulièrement à cette activité jusqu’en 1950. 

Les Amoureux en vert, Chagall, 1916-1917

La Parade,1953, crayon, gouache, encre de chine sur papier © ADAGP, Paris, 2024.

Image en mouvement, recelant d’immenses possibilités techniques et artistiques, le cinéma fascine à la même époque un certain nombre d’artistes qui s’aventurent dans cette discipline. Viking Eggeling, La Symphonie diagonale, que Léger a d’ailleurs vue en 1924, Hans Richter, Rythmus 21 (1921), Man Ray, Le Retour à la raison (1923), René Clair et Picabia, Entr’acte (1924), Marcel Duchamp, Anemic cinéma (1926). Léger s’intéresse particulièrement à ce jeune médium. Il admire Sergueï Eisenstein, Erich Von Stroheim ou Chaplin. Il réalise plusieurs projets d’affiche en 1922 pour La Roue d’Abel Gance, auquel participe Blaise Cendrars comme assistant-réalisateur.

« Le cinéma m’a fait tourner la tête. […] Cela a commencé quand j’ai vu les gros plans de La Roue d’Abel Gance. C’est le gros plan qui m’a fait tourner la tête. Alors, à tout prix j’ai voulu faire un film »[8].

En 1924, il crée les décors du Laboratoire dans le film de Marcel L’Herbier L’Inhumaine, auquel collaborent aussi Pierre Chareau et Robert Mallet-Stevens. Surtout, la même année, Léger réalise avec Dudley Murphy Le Ballet mécanique, film expérimental, dans lequel il entend affirmer l’objet dans sa suffisance plastique. « Premier film sans scenario », le Ballet mécanique est montré pour la première fois à Vienne en 1924 puis en novembre à Paris. A la suite du film, les objets prennent dans sa peinture une place prééminente. Le plus souvent isolés et représentés en gros plan, ils composent de grandes natures mortes peintes entre 1924 et 1927. Dans certains tableaux, Léger reprend la structure compartimentée en modules rectangulaires de taille inégale découpant l’espace à la manière de plans successifs. La représentation du même objet en plusieurs exemplaires alignés rappelle l’image animée qui défile ainsi dans Les Quatre chapeaux (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne). Le recours au gros plan se retrouve aussi dans ses représentations de figures.

En 1924, Léger fonde avec Amédée Ozenfant, Marie Laurencin, Alexandra Exter l’Académie de l’art moderne, située au 86 rue Notre-Dame-Des-Champs à Paris. Ozenfant y enseigne jusqu’en 1928. Elle devient en 1934 l’Académie de l’art contemporain. Son activité se diversifie encore avec la réalisation de cartons pour tapis à la demande de Marie Cuttoli, créatrice de Myrbor. Son langage de formes géométrique et de couleurs plates s’adapte parfaitement à une transcription en laine. Autour de 1927, Robert Mallet-Stevens achète un long tapis de Léger (357 x 130 cm) pour le grand salon de son hôtel particulier (Paris, MAD).

A l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925, Léger réalise des peintures murales pour le hall du jardin d’hiver du pavillon de l’Ambassade de France créé par Robert Mallet-Stevens (pavillon réalisé la Société des Artistes décorateurs sous le patronage du ministère des Beaux-Arts). Il est également représenté dans Le Pavillon de l’Esprit Nouveau de Le Corbusier aux côtés d’œuvres d’Amédée Ozenfant, Georges Braque, Pablo Picasso, Jacques Lipchitz, Juan Gris :  Fernand Léger, Le Balustre, 1925 (New York, MoMA).

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Pavillon de l’Esprit Nouveau, Photo : Marius Gavot © ADAGP, Paris, 2024.

En 1928-1929 ce sont les objets dans l’espace, annoncés par Composition à la feuille, 1928 (Zurich, Kunstmuseum). De statiques les objets semblent à présent flotter dans l’espace. Léger conserve le principe du gros plan. Les rouages mécaniques cèdent la place à des éléments organiques à l’heure où une tendance biomorphique caractérise la création. De nouvelles typologies d’objets, issus du monde végétal, animal, minéral, entrent en scène. Il dessine et peint des objets de rebut et des éléments naturels : des branches, des racines, des feuilles, des silex, des pierres. Son langage gagne en souplesse y compris en ce qui concerne la figure. Le thème des danseuses est omniprésent en 1929 et 1930. Léger connait à l’époque une actualité importante. En 1928 la galerie d’Alfred Flechtheim présente sa première exposition personnelle en Allemagne, « exposition éclatante » (Cahiers d’Art, 1928, p. 93). La même année parait sous la plume de Tériade, aux éditions des Cahiers d’Art, la première monographie sur Léger. En novembre 1930, la galerie de Paul Rosenberg lui consacre une exposition.

Invité par Sara et Gérald Murphy, Léger se rend à New York pour la première fois en 1931, « le plus colossal spectacle du monde » écrit-il. « New York a une beauté naturelle, comme les éléments de la nature, comme les arbres, les montagnes, les fleurs. C’est sa force et sa variété »[9]. Le Kunsthaus de Zurich présente une rétrospective de son œuvre en 1933, la même année Christian Zervos consacre un numéro des Cahiers d’Art à l’œuvre de l’artiste. Marie Cuttoli montre en avril 1934, dans sa galerie de la rue Vignon, les « Objets » de Léger.

Sans doute en réaction à l’immensité de l’espace américain, au milieu des années trente les compositions de Léger tendent vers des dimensions de plus en plus imposantes ainsi par exemple Composition aux deux perroquets, 1935-1939, mesurant 4 x 4, 80 mètres (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne). Au cours de cette période des compositions, bien finies (qui rappellent l’esthétique publicitaire), alternent avec des compositions d’objets dans l’espace présentant des contrastes moins forts entre les motifs. Léger effectue un deuxième voyage à New York en 1935 pour la rétrospective de son œuvre au Museum of modern Art et à l’Art Institute de Chicago.

En 1936, pour l’Exposition internationale des Arts et Techniques appliqués à la Vie moderne, l’État lui commande plusieurs décorations : pour le pavillon de la Solidarité nationale construit par Robert Mallet-Stevens, pour le pavillon de l’Union des Artistes modernes (UAM) et pour le Palais de la Découverte. L’artiste réalise six panneaux dont Le Transport des Forces (Paris, FNAC, en dépôt au musée national Fernand Léger, Biot). La même année il renoue avec la conception de décors pour le ballet de Serge Lifar, David triomphant, sur une musique de Rieti, créé au théâtre de la Maison internationale des étudiants universitaires à Paris le 15 décembre, puis repris en mai 1937 à l’Opéra de Paris. Il crée également les décors et les costumes de Naissance d’une cité, sur un argument de Jean-Richard Bloch. Arthur Honegger, Darius Milhaud et Jean Wiener en composent la musique. C’est un opéra, spectacle total mêlant le théâtre, le cirque, le music-hall, le ballet.

Il se rend de nouveau aux Etats-Unis en septembre 1938 pour donner une série de conférences dans plusieurs universités américaines, dont huit à Yales avec Alvar Aalto et Amédée Ozenfant sur « La Couleur dans l’architecture ». Lors de ce séjour, Léger fait la connaissance de Nelson Aldrich Rockefeller qui lui commande une décoration destinée à encadrer l’une des cheminées du grand salon de l’appartement du 810 Fifth Avenue à New York, conçu par l’architecte Wallace K Harrison et décoré par Jean-Michel Frank. Une décoration de forme et de dimensions semblables, Le Chant de Matisse (1938) encadre l’autre cheminée du salon située juste en face (Houston, Museum of Fine Arts).  Les murs de la pièce sont parés d’œuvres des deux artistes et de leurs pairs notamment une grande nature morte de Picasso de 1931 Pichet et coupe de fruits (collection particulière). En rentrant en France, il peint deux compositions monumentales : Adam et Eve et Composition aux deux perroquets (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne).

En octobre 1940, depuis Marseille Léger quitte la France occupée pour les Etats-Unis. Il est invité à enseigner au Mills College en Californie. Il s’y rend à l’été 1941. L’année suivante le MoMA achète Le Grand Déjeuner à Paul Rosenberg. L’artiste participe avec de nombreux compatriotes à l’exposition Artists in Exile organisée par Pierre Matisse dans sa galerie de New York. Il exécute une décoration murale, Les Plongeurs, pour la salle à manger de la maison de l’architecte Wallace K. Harrison à Huntington, Long Island. La dissociation de la couleur et du dessin qui envahit sa peinture au cours de son séjour outre-Atlantique lui est inspirée par les lumières de Broadway.

« En 1942 quand j’étais à New York, j’ai été frappé par les projecteurs publicitaires de Broadway qui balayent la rue. Vous êtes là, vous parlez avec quelqu’un et tout à coup, il devient bleu. Puis la couleur passe, une autre arrive et il devient rouge, jaune. Cette couleur-là, la couleur du projecteur est libre : elle est dans l’espace. J’ai voulu faire la même chose dans mes toiles »[10].

Ce principe caractérise la dernière période de l’œuvre de Léger. Les cernes noirs font contrepoids à la couleur. L’artiste voyage au Canada en 1943. Il découvre la ville de Rouses Point près du lac Champlain, où il passe l’été. Séduit, il y retourne régulièrement par la suite. Il entreprend la série des paysages américains. A l’occasion d’une exposition de son travail à Montréal, il fait la connaissance du Père Marie-Alain Couturier, figure centrale du renouveau de l’art religieux après la guerre.

Léger expose régulièrement (Chicago, Boston, New York, Québec, Montréal) et donne des conférences à plusieurs reprises aux États-Unis et au Canada. En mars 1945 il participe à l’exposition European Artists in America présentée au Whitney Museum of American Art à New York.

Le monde américain lui inspire des compositions avec des objets de rebut de la société industrielle parmi des éléments végétaux, comme dans Adieu New York, 1946 (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne) achevé à son retour en France.

Il rentre en France en 1946. Sa production des années de la guerre fait l’objet d’une exposition à la galerie Louis Carré avenue de Messine. En 1947 il participe à l’inauguration de la Maison de la Pensée française au profit de l’Union nationale des intellectuels. Léger reprend la direction de l’Académie de Montmartre, créée par Fernand Cormon, 104 boulevard de Clichy. Sa pratique de l’anglais favorise la venue de nombreux GI démobilisés, dont Kenneth Noland, Sam Francis, Ellsworth Kelly.

Après la guerre, les acteurs de l’art moderne sont glorifiés, érigés en figures historiques. Ils sont quasiment tous impliqués, voire très impliqués, dans des projets décoratifs à destination publique ou privée. Léger est pour sa part depuis les années 1930 très engagé en faveur de la peinture architecturale, l’interaction de la couleur avec l’architecture. Ses réalisations changent d’envergure au cours des années qui suivent la guerre. A l’initiative du Père Couturier, il participe parmi d’autres artistes à la décoration de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, conçue par l’architecte Maurice Novarina sur le plateau d’Assy, qui fait figure de manifeste en termes d’art sacré et de modernité. Léger conçoit une grande mosaïque pour la façade de l’édifice.

Membre du Parti communiste depuis l’après-guerre, il se rend en Pologne, à Wroclaw, fin août 1948 au congrès mondial des intellectuels pour la paix. Picasso y assiste aussi avec Paul Éluard. Dans Les Loisirs – Hommage à Louis David, 1948-1949 (Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne) Léger entend revenir à un art direct, compréhensible pour tous. Il peint les loisirs populaires et avec eux, les congés payés obtenus en 1936 sous le Front Populaire. Les figures sont les acteurs de l’histoire au présent.

En 1949, le Père Couturier le sollicite de nouveau pour l’église du Sacré-Cœur à Audincourt. Léger conçoit dix-sept vitraux sur le thème des instruments de la Passion pour encadrer la nef et le chœur. A la même époque Henri Matisse travaille à la décoration de la chapelle du Rosaire des Dominicaines de Vence. Il réalise par la suite d’autres vitraux, notamment pour l’université de Caracas en 1953.

A partir de 1950 Léger explore la céramique polychrome à Biot dans l’atelier de Roland Brice, un de ses anciens élèves. Il associe d’emblée cette nouvelle pratique à sa préoccupation d’un art mural pouvant dépasser les limites du tableau. Il réalise d’abord des bas-reliefs. Les sculptures en céramique, comme les grandes fleurs polychromes, voient le jour en 1952.

Grand éditeur de livres d’artistes en parallèle de la revue Verve, Tériade publie Le Cirque avec des illustrations et un texte de Léger en 1950, puis La Ville après la mort de l’artiste en 1959. En mars 1951, à l’occasion de son soixante dixième anniversaire, la galerie Louis Carré de New York lui rend hommage à travers l’exposition 70th Anniversary Exhibition. Les expositions se succèdent ainsi que les commandes. L’architecte W. K. Harrison le sollicite pour la décoration de la grande salle du Palais des Nations Unies à New York. Léger s’engage en 1954 dans la commande de vitraux et de mosaïques pour l’université de Caracas. Il réalise une décoration murale pour la salle à manger de la maison de Daniel-Henry Kahnweiler à Saint-Hilaire.

Léger achète une propriété à Biot en 1955, nommée le Mas Saint-André, pour se rapprocher de l’atelier de Roland Brice. L’artiste meurt peu de temps après le 17 août. Le musée national Fernand Léger à Biot, construit sur le terrain de sa propriété par l’architecte André Svetchine, est inauguré en 1960.

[1] Entretien avec André Verdet, dans André Verdet, Entretiens notes et écrits sur la peinture, Nantes, Éditions du Petit véhicule, 2001 [1978], p. 58

[2] Lettre de Paul Cézanne à Émile Bernard, Aix-en-Provence, 15 avril 1904, citée dans Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres, Paris, [1920], p. 72.

[3] Propos de Fernand Léger rapportés par Dora Vallier : « La vie fait l’œuvre de Fernand Léger. Propos de l’artiste recueillis par Dora Vallier », Paris, Cahiers d’Art, 1954, p. 157.

[4] Fernand Léger, « Les Réalisations picturales actuelles » publiée dans Les Soirée de Paris, n°25, 15 juin 1914, repris dans Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, 1997, p. 39.

[5] Propos de Fernand Léger rapportés par Dora Vallier dans Vallier 1954, op. cit., p. 140.

[6] Les écrits de Fernand Léger sont réunis dans Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Denoël-Gontier, 1965, Gallimard, 1997.

[7] Fernand Léger, « Comment je conçois la figure », Fonctions de la peinture, Gallimard, 1997, p. 76. Voir aussi Vallier 1954, op. cit., p.153.

[8] Propos de Fernand Léger rapportés par Dora Vallier dans Vallier 1954, op. cit., p. 160.

[9] Fernand Léger, « New York », Paris, Cahiers d’Art, n°9-10, 1931, p. 437-439.

[10] Propos de Fernand Léger rapportés par Dora Vallier dans Vallier 1954, op. cit., p. 154.