Paul Delvaux

(1897-1994)

Traditionnellement affilié au surréalisme belge, à l’instar de René Magritte, Paul Delvaux façonne des univers mystérieux d’une grande poésie, immédiatement identifiables. Ses œuvres s’apparentent à des constructions oniriques silencieuses profondément nourries de l’histoire des arts depuis l’antiquité. Elles sont peuplées de figures féminines, nues ou partiellement vêtues, aux gestes figés et au regard souvent absent qui semblent appartenir à un temps suspendu.

D’origine belge, Paul Delvaux reçoit une éducation bourgeoise vécue comme un carcan. Après ses humanités, terminées en 1916, il étudie l’architecture à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, orientation qu’il abandonne après un an. Il revient à l’Académie en 1919 dans l’atelier de Constant Montald professeur de peinture décorative et monumentale. En 1924, André Breton publie le Manifeste du surréalisme suivi en 1928 du Surréalisme et la peinture en 1928.

Après les années d’apprentissage et de recherche de soi, traversées par l’influence de grandes tendances telles que le post-impressionnisme, l’expressionnisme très marqué par James Ensor, plusieurs inspirations rencontrées dans la première moitié des années trente, conduisent Delvaux vers l’élaboration de son univers. Le musée Spitzner, musée anatomique et forain, sorte de cabinet de curiosité, découvert à la Foire de Bruxelles en 1932, lui révèle une « Poésie du Mystère et de l’Inquiétude ». Au printemps 1934, l’exposition Minotaure organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles par Albert Skira (créateur avec Tériade en 1932 de la revue parisienne homonyme) et Edouard-Léon -Théodore Mesens (l’un des fondateurs du surréalisme en Belgique) constitue un autre moment décisif dans l’œuvre de Delvaux. Dans l’exposition, Mystère et mélancolie d’une rue de Giorgio de Chirico, 1914 (collection particulière), le marque profondément. Des sentiments semblables de mélancolie, de silence, et d’absence, sinon de vide – malgré la présence de personnages –, se retrouvent dans sa peinture. L’œuvre du peintre lui « enseigne la poésie de la Solitude ». A ces deux découvertes majeures s’ajoute la peinture de son compatriote René Magritte, surréaliste depuis près de dix ans. Sa peinture partage avec celle de Magritte une forme de mystère poétique ainsi qu’une facture lisse et une attention très soignée aux détails.

 

A la fin des années trente, les fondements de l’œuvre de Delvaux, telle que nous la connaissons, profondément onirique, sont établis. Le peintre orchestre des rencontres insolites d’objets dans des atmosphères figées et silencieuses peuplées de figures absentes les unes aux autres. Le monde de rêverie poétique de Delvaux présente des analogies évidentes avec le surréalisme. L’artiste participe en 1938 à l’Exposition internationale du surréalisme organisée par Breton et Paul Éluard galerie des Beaux-Arts à Paris, avec Propositions diurnes (La Femme au miroir) peint en 1937 (Museum of Fine Arts, Boston). La même année, L’Appel de la nuit, 1938 (National Galleries of Scotland, Édimbourg) est reproduite dans Le Dictionnaire abrégé du surréalisme. Deux années de suite Delvaux voyage en Italie. Il visite Rome, Florence, Naples, Pompéi et Herculanum. Des décors d’architecture antique s’imposent de plus en plus dans sa peinture, sans doute influencés par la peinture italienne. Son œuvre est fortement nourrie d’histoire de l’art de l’Antiquité à ses contemporains en passant par la Renaissance italienne et nordique, l’École de Fontainebleau, Poussin, Ingres, etc. On y reconnait une figure, un geste, une attitude, les architectures en perspective très construites. Les grands thèmes récurrents autour desquels s’articule son travail sont également quasiment fixés à la fin des années trente. Le motif des gares plongées dans un climat de mystère, les éléments d’architecture classique, la femme, nue ou partiellement vêtue, fil rouge de tout son œuvre. « Delvaux a fait de l’univers l’empire d’une femme toujours la même qui règne sur les grands faubourgs du cœur, où les vieux moulins de Flandre font tourner un collier de perles dans une lumière de minerai[1] » écrit André Breton en 1941. L’artiste confie quant à lui « c’est toujours la même femme qui revient avec, quand elle est habillée, la même robe ou à peu près. Quand elle est nue, j’ai un modèle qui me donne plus ou moins la même anatomie. La question n’est pas de changer [les éléments], la question est de changer le climat du tableau. Même avec des personnages qui sont les mêmes on peut faire des choses tout à fait différentes[2] ». Quant aux hommes, ils sont à peu près toujours représentés par la même figure masculine, du moins lorsque ce n’est pas l’artiste lui-même. L’homme est vêtu de couleurs sombres, le plus souvent affairé. Il incarne pour Delvaux « l’homme de la rue », c’est-à-dire « un petit bonhomme avec un menton en galoche et un grand chapeau boule assez volumineux » – l’on pense bien sûr à Magritte. Deux personnages masculins, extraits du monde fantastique de Jules Verne que Delvaux découvre dans l’enfance en 1907 dans des éditions illustrées pour les éditions Hetzel, imprègnent son œuvre : le géologue Otto Lidenbrock et l’astronome Palmyrin Rosette. On retrouve Otto Lidenbrock dans Les Phases de la lune 1939 (MoMA, New York). Enfin, les squelettes, sont un autre motif récurrent. Ils apparaissent un peu plus tardivement. L’artiste en dessine d’après nature au musée d’Histoire naturelle en 1940. Surtout, armatures de l’être vivant, les squelettes sont pour lui des personnages expressifs et vivants. Il les représente à contre-courant, dans la vie, dans des situations du quotidien, dans un bureau, un salon, etc. La Conversation 1944 (collection particulière), Les Grands squelettes, même année (collection particulière).

Après la guerre les expositions collectives et personnelles ainsi que les grandes rétrospectives en Belgique et à l’étranger se multiplient. L’œuvre de Delvaux commence à conquérir les Etats-Unis (Julian Gallery, New York, 1947). Elle y acquiert une certaine notoriété. Jusqu’aux milieu des années soixante, la réception de son œuvre est cependant le plus souvent mitigée (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1945 ; galerie Drouin, Paris, 1947). Ses envois à la Biennale de Venise sont régulièrement fustigés pour leur immoralité et leur caractère scandaleux (Pygmalion, 1939, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles) à la Biennale de 1948). Surtout ses envois, sur des sujets religieux et des personnages-squelettes, à la 27e Biennale de Venise en 1954, sur le thème « Le fantastique dans l’Art », suscitent l’ire du Cardinal Roncalli, futur pape Jean XXIII, et la censure de l’exposition pour hérésie. Sa rétrospective au Stedelijk Museum voor Schone Kusten d’Ostende en 1962, suscite de nouveau un scandale. Elle est sanctionnée d’interdit aux mineurs. 

 

En 1950, Delvaux est nommé professeur de peinture monumentale à l’École nationale supérieure des arts visuels de Bruxelles (La Cambre) où il enseigne jusqu’en 1962. Sa première expérience de décoration date de quelques années antérieures, avec le décor du ballet Adame Miroir de Jean Genet, créé le 31 mai 1948 sur la scène du Théâtre Marigny à Paris. Son poste de professeur à La Cambre favorise indubitablement la multiplication des commandes de décorations qui vont se prolonger bien au-delà de son enseignement. La salle de jeux du Kursaal d’Ostende (1952), la maison Gilbert Périer, directeur de la Sabena à Bruxelles (1954-1956), le Palais des congrès de Bruxelles (1959), l’Institut de Zoologie de l’Université de Liège (1960), le Casino de Chaudfontaine (1974), les costumes du ballet de Roland Petit, La Nuit transfigurée (1976), la station de métro Bourse de Bruxelles (1978).

L’œuvre de Delvaux atteint la reconnaissance et la consécration dans les années soixante qui ont pour toile de fond les révolutions culturelles et les mouvements de libération.  En parallèle des rétrospectives (Lille, Palais des Beaux-Arts, 1966 ; Paris, Musée des Arts décoratifs 1969 ; Tokyo, 1975 ; Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, puis Liège, 1977)  et des grandes expositions auxquelles il participe, notamment celles autour du surréalisme (Les Peintres surréalistes, Copenhague 1966, ainsi que Peintres de l’imaginaire symbolistes et surréalistes belges, Grand-Palais, Paris, 1971), il accumule les nominations et les récompenses prestigieuses jusqu’à la fin des années soixante-dix.

En 1962, il est nommé membre de la Commission de Peinture Moderne des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles, l’année suivante vice-directeur de la classe des Beaux-Arts à l’Académie Royale de Belgique. En 1965, il reçoit le Prix Quinquennal de Consécration de Carrière : Cadet d’Honneur du Travail, Grand Officier de l’Ordre de Léopold. Il est nommé Président de l’Académie royale de Belgique et Directeur de la classe des Beaux-Arts. Il est également nommé au Conseil d’administration de l’Academia Belgica de Roma. Ses premières lithographies datent de cette époque.

Il est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur en 1975. Autre distinction d’exception, en 1977 il devient membre de l’Institut de France en qualité de membre étranger associé, section Beaux-Arts. Deux ans plus tard, le 26 janvier 1979, l’Université Libre de Bruxelles lui décerne le titre de Docteur Honoris Causa en même temps que Jean Starobinsky. 1979 voit aussi la création de la Fondation Paul Delvaux, approuvée par le roi Baudouin 1er, dont l’un des objectifs est la constitution d’un musée à Saint-Idesbald à l’initiative de son neveu Charles Van Deun. A plus de quatre-vingt ans l’artiste continue de peindre. Le musée Paul Delvaux est officiellement inauguré le 26 juin 1982, il est agrandi à plusieurs reprises jusqu’en 1988.

Son quatre-vingt-dixième anniversaire est célébré par des expositions en Belgique, en France et au Japon. A la mort de sa femme, Tam (Anne-Marie de Maertelaere), le 21 décembre 1989, Delvaux cesse son activité. Le célèbre Salon des Indépendants, à Paris, lui consacre en 1991 une rétrospective Paul Delvaux Peintures-Dessins 1922-1982.

Il meurt dans sa maison de Furnes le 20 juillet 1994.

 

DELVAUX ET L’ESTAMPE

 

Paul Delvaux vient tard dans sa carrière à la gravure. En 1960 il a 63 ans. En comparaison, ses contemporains, nés comme lui à l’orée du XXe siècle, s’y adonnent au début des années trente citons par exemple Alberto Giacometti en 1931, André Masson en 1932, ou encore Jean Fautrier dès 1925. A l’époque, Delvaux est professeur de peinture monumentale à l’École nationale supérieure des arts visuels de Bruxelles (La Cambre). Lors d’une visite des ateliers de gravure avec ses élèves, il s’essaie à l’eau-forte avec Buste de femme, dont il réalise deux variantes la même année. Fin 1965, il exécute ses premières lithographies – technique qui domine sa production en gravure –. Elles sont tirées par Fernand Mourlot l’année suivante. Son Œuvre gravé compte une centaine d’œuvres jusqu’en 1975, vingt ans avant sa mort. La femme y est omniprésente, davantage encore que dans sa peinture. Ses compositions sont fortement imprégnées d’histoire de l’art, de l’Antiquité à Giorgio de Chirico en passant, parmi une quantité d’autres références, par l’École de Fontainebleau. Le Silence par exemple, visible rue de Seine, évoque le célèbre tableau du musée du Louvre Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs, 1575/1600. 

Enfin dans deux livres, des eaux-fortes de Delvaux sont en résonance avec des créations littéraires. Le premier, 7 Dialogues avec Paul Delvaux, illustre des textes de Jacques Meuris (Paris, Le Soleil noir éditions, 1971). Quatre des cinq eaux-fortes, aux accents très dürerien, sont présentées rue de Seine. Le second, Construction d’un temple en ruine à la déesse de Vanadé (Paris, galerie Le Bateau Lavoir éditeur, 1975) comprend des textes d’Alain Robbe-Grillet, l’un des créateurs du Nouveau Roman, en relation avec onze eaux-fortes de Delvaux dont une en frontispice.

 

[1] André Breton, « Genèse et perspective du surréalisme » 1941, Le Surréalisme et la peinture, Paris, Folio Gallimard, 2002, p. 109.

[2] Cité dans Paul Delvaux. Odyssée d’un rêve, cat. exp., musée Delvaux, Saint-Idesbald, 2007, p. 47.

 

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